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Les rêves de gloire
d’un hyperseigneur

14790 E.G.

 

Les grandes réalisations du passé ont été ses aventures. Seul celui qui a une âme d’aventurier peut y être sensible.

 

Proverbe de Ther, cité par Alfred le Chenu du Nord, connu comme ayant été le grand philosophon de la Table Ronde de l’Empereur Arthur d’Angleterre

 

 

Kargil Linmax arrêta le galactarium de poche, et le ciel étoilé de la Périphérie de l’Empire fut remplacé par un simple atelier. Il débrancha avec soin les câbles d’alimentation qui pendaient des boîtiers suspendus au plafond.

« Prêt à passer à table ? demanda-t-il à un Kikaju Jama ravi. Je présume que vous avez l’estomac dans les talons. Mais je dois lancer l’assemblage de l’atomo avant de me détendre. Le processus est long et, plus tôt nous nous y mettrons, plus tôt votre appareil deviendra autonome. »

Il précéda Jama vers le haut d’un escalier métallique pour prendre sur la galerie tous les outils dont il aurait besoin. Il jeta au passage un coup d’œil dans un box décoré de façon à développer la curiosité que la Galaxie pouvait inspirer à un enfant, mais pour l’instant désert. « Nous en aurons pour la nuit. Vous pourrez rester ici, dans la chambre de Doucette. Pour une fois, elle partagera le lit de Fillette. »

Ils suivaient la passerelle de plastacier quand Kargil regarda par une autre porte et vit les trois enfants endormis, imbriqués les uns dans les autres. Il sourit en se souvenant que Doucette avait été dans tous ses états parce que le bébé ne s’assoupissait pas.

« Certains problèmes sont faciles à résoudre. Ce qu’il y a de bien, avec les gosses de deux ans, c’est qu’une bonne sieste suffit à mater la pire des mutineries. »

Ils regagnèrent l’atelier proprement dit et Linmax se tut pour installer sous le regard attentif de Jama les incubateurs de la huitaine d’atomos. Puis, distraitement, l’officier naval à la retraite se lança dans un cours magistral sans se laisser distraire de son travail minutieux.

« Les ingénieurs du premier Empire n’auraient pas pu construire un de ces appareils. Ils n’avaient que des centrales d’énergie monstrueuses, conçues pour alimenter une ville complète ou un cuirassé d’un kilomètre de long. Tout ce qu’ils concevaient était d’ailleurs démesuré. Ils avaient multiplié par cent la vitesse de leurs vaisseaux et, pour eux, assécher une mer était une vétille. Ils ont même tenté de pourvoir à tous les besoins de Sublime Sagesse grâce à l’énergie géothermique ! Je ne dis pas pour autant que ces ingénieurs laissaient à désirer. Ils m’inspirent une profonde admiration. Comment pourrait-on mépriser une technologie qui a affronté et supplanté toutes ses rivales pendant douze millénaires ? Ils ont fait montre d’une inventivité sidérante quand les circonstances les ont contraints à réduire les dimensions d’une centrale multipolaire standard afin qu’elle convienne à un vaisseau léger… ce qui dépassait de loin leurs capacités. Ils étaient imbattables dans la démesure mais pas dans la miniaturisation. Et garder le sens des proportions est la clé de la réussite, mon ami.

— Quelles proportions ? »

Kargil procéda à des réglages de l’ordre de quelques multiples du diamètre d’un atome d’hydrogène. « Lorsqu’on construit un inverseur de charge de cette taille pour produire des antiprotons, on ne peut se contenter d’utiliser ses ordinateurs, son cerveau et son savoir-faire pour réduire ce que l’on a déjà ; il faut réinventer tout ce qui s’y applique. Étoiles et hommes, insectes et nanomachines n’obéissent pas aux mêmes lois. Fabriquez un nanomoteur aussi gros qu’une fourmi et il volera en éclats. Grossissez une fourmi pour qu’elle ait la taille d’un homme et elle ne pourra ni marcher ni respirer. Dilatez un homme pour qu’il soit aussi volumineux qu’une lune et il deviendra sphérique. Toute réduction pose le même genre de problèmes, cela va de soi. »

Kargil stabilisa son réglage derrière le miroitement d’un champ de force avant de renvoyer Jama. « Soyez gentil et allez aider Doucette à préparer le dîner pendant que je termine.

— Ne dort-elle pas avec les autres ?

— Non. Je viens de la voir sur la galerie. Je lui ai indiqué d’un signe que vous dîneriez avec nous. Nous avons un code gestuel, elle et moi. Nous reprendrons cette discussion devant un bon repas. Soyez patient. Je compte vous parler de proportionnalité et de politique, parce que c’est un sujet qui semble vous tenir à cœur. J’apprécie ceux qui souhaitent améliorer notre second Empire, mais je n’en fais pas cas lorsqu’ils sous-estiment l’ampleur de cette tâche. Un gouvernement qui sait gérer une population d’un millier, d’un million ou même d’un milliard d’âmes se retrouvera dans une impasse si elle atteint un trillion de personnes.

— Mais…

— Doucette a besoin de votre aide », fit le capitaine.

Et l’hyperseigneur Kikaju Jama se retrouva dans la cuisine avec la ménagère en herbe qui se penchait sur le cuisineur en marmottant : « Décisions… décisions… décisions. »

Il s’assit près d’elle et elle alluma l’écran plat le plus proche pour lire la recette qu’elle avait choisie.

« J’ai tout ce qu’il faut pour un ragoût de poulet en cocotte à la Rustamienne, sauf du gingembre. Le gingembre, c’est quoi ?

— Une épice, j’imagine. Mon fam m’indique que c’est une racine.

— Mais son goût, c’est comment ?

— La Galaxie est vaste.

— Pigé, vous n’en savez rien. » Elle lui adressa un sourire espiègle. « On essaie quand même ? Le cuisineur dit qu’il peut fabriquer suffisamment de cellules de gingembre pour cette recette en deux ou trois inamins. » Un inamin était le temps nécessaire à la lumière pour parcourir dix milliards de mètres. « Oui, on va tenter le coup !

— À condition d’avoir une boisson sous la main au cas où cette épice serait vraiment très forte.

— Les chopes sont sur l’étagère du haut, déclara-t-elle. Juste à votre hauteur. »

Kargil vint les rejoindre, suivi par le petit garçon. « Freidi, je te présente l’hyperseigneur Kikaju Jama. Tu n’es pas obligé de le saluer mais tu dois être respectueux et lui passer le sel s’il te le demande. »

Freidi adressa à Jama un sourire timide. Venait ensuite la cadette qui se propulsait dans un pousseur à trois roues en se prenant sans doute pour un train entrant en gare. Tous s’assirent dans l’alcôve à manger et l’hyperseigneur servit des assiettes fumantes.

« Parfait ! Je constate que la cambuse n’est pas encore vide ! »

C’était pour le capitaine l’équivalent d’un bénédicité. Le ragoût au gingembre remporta un vif succès et seule Fillette lui préféra des flocons de céréales.

Pour le dessert, Kargil sortit un melon de sous sa veste, comme par magie. Les enfants, qui n’avaient pas souvent droit à de tels extra, en furent transportés de joie. Pendant qu’il le découpait en tranches, il regarda Jama dans les yeux tout en s’adressant à Doucette comme s’il était son capitaine : « Que tu aies étudié l’histoire de Lointaine me ravit.

— Je n’avais pas le choix ! marmonna-t-elle. Tu as farci mon fam avec ces vieilleries. Je suis prête à parier un billet mauve que je les connais mieux que toi !

— Dis à notre hyperseigneur ce que tu sais sur le premier gouvernement. Ça l’intéresse.

— Tu veux dire, quand tous ces scientifiques ont été exilés ?

— Oui. Comment s’y sont-ils pris ?

— C’était une variation académique sur le principe de la démocratie, fit-elle, sa fourchette immobilisée au-dessus de la tranche de melon.

— Ça fonctionnait comment ?

— Quand les gens sont trop nombreux pour se réunir dans un amphithéâtre, ils doivent élire un représentant, dit-elle, la bouche pleine. La variation académique, c’est quand les représentants en question sont titularisés.

— Ça marche comment, en ce cas ?

— Pour eux ? Comme sur des roulettes. Une fois nommés à vie, les hommes politiques ne sont plus obligés de faire des concessions pour être réélus. Ils peuvent agir comme bon leur semble.

— Ce qui donne quoi, à long terme ?

— Rien du tout. Lointaine est devenue une tyrannie bien avant que Cloun l’Obstiné lui file la pâtée. Le Fondateur l’avait prédit et c’est sans importance. »

Elle regarda son officier supérieur à l’instant où il allait lui poser une autre question. Elle le réduisit au silence d’un froncement de sourcils avant de se tourner vers leur invité.

« Il vous a fait son petit laïus sur la proportionnalité ?

— Je crois que oui, répondit Kikaju d’une voix douce.

— Alors, vous savez de quoi je cause, reprit-elle avec entêtement. La démocratie ne peut pas être proportionnelle. Celui qui conquiert quelques lieues cubiques d’espace se retrouve cloué au sol comme une fourmi devenue aussi grosse qu’un éléphant. Et je précise que je sais ce qu’est un éléphant. Celui qui gouverne la majeure partie de la Galaxie – autrement dit des milliards et des milliards de gens – ne défend plus que ses propres intérêts, ce qui correspond à la définition d’un tyran. »

Impatiente de savourer son melon, elle résuma sa conclusion : « Voilà pourquoi le premier Empire a disparu avec les Empereurs et que nous nous retrouvons avec les psychialistes. »

L’hyperseigneur Kikaju Jama était conscient que le vieux capitaine autoritaire avait demandé à cette enfant de lui tenir ce discours pour l’inciter à révéler pourquoi il s’intéressait aux systèmes politiques du passé. Il pesa sa réponse, qu’il adressa plus à l’homme qu’à la fillette : « J’ai toujours ressenti le besoin d’analyser ces choses car j’estime qu’il faudrait renverser nos nouveaux tyrans. »

C’était fait. Il l’avait dit. Il surveillait l’expression du militaire à la retraite pour interpréter sa réaction, et il ne reprit la parole qu’après avoir vu une lueur approbatrice dans son regard, un semblant de sourire plein de réserve.

Mais il rendit ses droits à la prudence dans ses déclarations suivantes. Chargés d’alimenter en échantillons la machine statistique de la psychohistoire, les yeux de la Congrégation étaient omniprésents. « Je crois qu’après quinze siècles les psychialistes ont perdu leur vitalité. Que pouvons-nous faire ? Ceux qui cherchent des solutions doivent tenir compte de ce qui a déjà été tenté. Il existe une multitude de formes de gouvernement, dont bon nombre ont été mises à l’épreuve des faits. J’ai mentionné l’intérêt que je porte aux expériences du Fondateur testées sur Lointaine, des modèles d’où les psychialistes se sont dangereusement éloignés.

— Ces tentatives ont échoué, intervint Kargil. Et le Fondateur a toujours su que ce serait un fiasco. C’est pour cela qu’il a formé les psychialistes, qui ont quant à eux réussi. Il a conçu et façonné ce groupe en tant que méritocratie élitiste, en ne retenant que les meilleurs. Ils n’ont jamais prétendu être des démocrates et j’estime qu’ils ont raison de dire qu’un gouvernement égalitaire ne pourrait rien gérer à l’échelle galactique. » Il haussa les épaules avec fatalisme. « Nos psychialistes échoueront-ils, eux aussi ? C’est possible, si nous subissons la veille glaciale de l’entropie. »

Plus tard dans la soirée, quand les enfants eurent été officiellement exemptés de quart comme s’ils étaient des cadets de la Flotte (et qu’ils les eurent bordés et embrassés), les deux hommes regagnèrent la clarté surnaturelle de l’atelier pour regarder croître les atomos. Après s’être abandonnés à un bref silence contemplatif, ils reprirent cette conversation à l’instigation de Jama. Il avait décidé de jouer son va-tout pour que leurs rapports entrent dans une nouvelle phase. « Et s’ils échouent ? »

Il se référait naturellement aux psychohistoriens.

La réponse, fournie du tac au tac, fut une parade à la logique inattaquable. « On ne détruit pas ce qui est irremplaçable. »

On pouvait compter sur un capitaine de la Flotte pour se constituer un fortin imprenable dès l’ouverture des hostilités.

Jama était prêt. « C’est le credo des conservateurs, mais je suis un radical. C’est avec grand plaisir que je verrais s’écrouler l’édifice érigé par Sublime Sagesse en sachant que c’est le prélude d’une nouvelle saison. La poussière est un bon engrais. Les arbres poussent dans les fissures des ruines.

— … et la Route du Destin est jonchée de crânes de rêveurs qui ont oublié de se nourrir tant ils étaient occupés à réciter une litanie de louanges aux pouvoirs régénérateurs de nos arbres perdus, grommela Kargil.

— Que de cynisme ! Et aux dépens de poètes sans défense !

— Peut-on parler de cynisme ? Je ne suis qu’un centenaire qui a vécu trop longtemps pour trouver du charme à l’anéantissement. Pouvons-nous oublier que des arbres ont poussé dans les cavités oculaires des victimes du Grand Sac de Sublime Sagesse ? Dans les anciens parcs impériaux, les horticulteurs sciaient des crânes de bureaucrates pour en faire des jardinières. »

Kikaju Jama s’autorisa un sourire empreint de nostalgie. « La plus belle vente de ma carrière est un ensemble de sept crânes de Sublime Sagesse sculptés et estampés datant du Sac. Des objets travaillés avec amour par un Récup oisif – de somptueuses incrustations de nacre en plastique – des feuilles d’or délicates –, l’intaille représentant à la perfection les péchés des sept âges de l’homme. » Il rit gaiement. « Des têtes gravées d’hyperseigneurs, qui sait ?

— Vous êtes un pur produit de notre époque propice à l’indolence. Les psychohistoriens vous ont tant protégés que, faute de l’avoir connue, vous avez romancé la misère. Ils ressentent un impérieux besoin de vous abriter contre vous-même. »

Jama en profita pour s’exprimer librement. « Mais leurs pouvoirs sont statistiques. Ils ne peuvent pas imposer leurs volontés aux individus. Rien ne m’empêche de sauter de votre balcon, si j’en ai envie. Je suis mon seul maître.

— Ces mots sont des étrons sortis d’un anus qui se prend pour une bouche ! »

Kargil désigna du pouce la lumière rouge qui surmontait le dispozoir de style naval installé à l’autre bout de l’atelier.

« Un gouvernement d’une seule personne, ça n’existe pas ! Nous sommes des animaux qui communiquent entre eux. Nous nous reposons sur ceux avec qui nous établissons des contacts, et qui dépendent par conséquent de nous… ce qui fait naître un sens de responsabilité mutuelle, sauf chez les parasites. » Kargil hocha la tête pour approuver ses propres dires. « Et tout partage des responsabilités jette inévitablement les bases d’un gouvernement.

— Dont le modèle reste à déterminer. Nous avons en ce domaine plus de choix qu’un homme ne peut appréhender.

— Autant de choix qui ont conduit à des guerres destinées à les imposer », gronda le vétéran.

La joute verbale devenait de plus en plus rapide et subtile, mais Jama avait une réponse toute prête. « La capacité d’un gouvernement à maintenir la paix est naturellement un plus… sans être pour autant un critère primordial. On trouve dans l’histoire bon nombre de tyrannies qui ont su éviter tout conflit. On peut envoyer au tombeau des esclaves qui n’ont jamais revêtu un uniforme.

— Et après ? Parlons-nous uniquement du système gouvernemental que, dans notre infinie sagesse, nous voudrions imposer à la Galaxie ?

— Dois-je vous rappeler, mon cher Kargil, que les individus que nous sommes n’ont absolument aucun choix ? »

Kargil soupira, maussade.

« La psychohistoire n’intervient pas dans les décisions personnelles. Elle nous laisse libres d’agir à notre guise. Elle se contente d’analyser les conséquences et de prophétiser l’avenir.

— Et si l’avenir en question déplaît à nos maîtres, ils sont les seuls à disposer des outils nécessaires pour lui donner une orientation plus conforme à leurs souhaits. »

Kargil grommela simultanément un oui et un non.

« Je le réfuterais s’il ne s’était pas produit un incident qui m’a profondément marqué. Le simple fait de me le remémorer me glace même après tant d’années, votre hyperseigneurie. J’ai foi en un gouvernement de personnes bonnes et honnêtes, et cela depuis mon dixième anniversaire. Mes parents étaient des bureaucrates justes et droits. »

Pensif, le vieil homme riva son regard sur les miroitements visibles à l’intérieur de son assembleur d’atomos.

Un jiff s’écoula avant que la curiosité de Jama ne l’incite à l’aiguillonner. « Vous n’avez peut-être pas cessé de penser mais vous avez cessé de parler.

— Excusez-moi. Je songeais à ma femme. C’est sans aucun lien avec cette histoire. Elle a simplement été la compagne qui a apporté du piment à ma vie pendant que je travaillais à la Base centrale. Elle m’a quitté plus tard, quand j’ai reçu le commandement d’un vaisseau. En tant que responsable de la recherche navale à Sublime Sagesse, j’avais sous mes ordres bien plus d’hommes que je n’en aurais par la suite en tant que pacha. Mon groupe devait remanier et peaufiner des protocoles de confidentialité. Vous comprenez que, lors d’un affrontement, les interventions de la Flotte doivent rester imprévisibles. Il faut, dans la mesure du possible, que l’ennemi ignore la puissance de feu, les positions des unités, les projets et les orientations stratégiques.

— Tromper son monde, commenta Jama en hochant la tête. Je connais. Il faut paraître fort lorsqu’on est faible et faible lorsqu’on est fort ; feindre d’être quelque part lorsqu’on est ailleurs. Oui, évidemment. J’ai dû vivre ainsi pendant des années.

— Un psychohistorien très habile appartenait à notre équipe : Jars Hanis. Ce nom vous est familier ?

— Pas vraiment. N’est-ce pas le recteur ?

— J’ai suivi sa carrière. Bien qu’ils soient nombreux à être très puissants, il est le seul à l’être autant partout où le soleil se lève. Il a atteint le sommet, le premier échelon, avant même de devenir recteur. Son intelligence supérieure était déjà évidente à l’époque et il était logique qu’il aille loin, même si je ne m’en suis pas douté. Dans le cadre de ce projet, il n’était ni mon supérieur ni mon subordonné. Il était là, tout simplement – informé de nos travaux et nous prodiguant des conseils lorsqu’il estimait que les méthodes de la psychohistoire pourraient nous être utiles. Des activités qui paraissaient innocentes. »

Kargil fit une pause. Jama tendait l’oreille.

« Je lui ai un jour demandé pourquoi les psychialistes entretenaient une Flotte qu’ils n’emploieraient jamais. J’ai fait remarquer que les sommes colossales qui nous étaient allouées auraient pu être dépensées de façon plus utile et il m’a fourni une réponse classique, autrement dit la version psychohistorique du vieil adage voulant qu’il faut se tenir prêt à se battre pour ne pas avoir à le faire. Avec son corollaire : un pacifiste désarmé ne peut vivre en paix. C’est pour cela que la Flotte étoilée du vieil Empire renaît toujours de ses cendres. Mieux vaut l’entretenir en temps de paix que partir en guerre sans elle.

— Vous avez eu des accrochages avec cet homme ?

— Pas un seul. J’ai accepté et apprécié son aide. Ses suggestions m’ont servi. Il m’a enseigné la moitié de ce que je sais sur l’art de gouverner. C’est seulement des années plus tard, quand je suis devenu commandant d’un vaisseau – ce qui me laissait du temps libre –, que j’ai compris la raison de sa présence à nos côtés.

— Une opération douteuse ?

— Non, non. Je crois Hanis incapable de concevoir quoi que ce soit d’illégal. C’était notre travail qui commençait à me troubler. Les protocoles de confidentialité mis au point étaient bien plus draconiens que nécessaire pour une armée qui n’était confrontée à aucun ennemi. Se préparer à toute éventualité est une excellente chose, mais il ne faut pas exagérer. J’ai consacré ces soirées de célibat forcé passées au fin fond de l’espace à réfléchir à tout cela. Des mois et des années. Songez-y avec moi. Je n’ai jamais fait partager mes conclusions. » Il enfouit ses poings entre ses genoux et leva les yeux sur Jama, avant de reprendre son discours, le visage baissé, comme si ses doigts serrés étaient son seul auditoire.

« Dans la Galaxie où nous vivons, quel groupe dissimule désespérément toutes ses activités ? Quel groupe a tout à perdre si ses projets sont révélés ? Qui assimile sa méthodologie mathématique à un secret devant être protégé à tout prix de la curiosité pour ne pas voir contrarier ses plans grandioses ? Et qui sont ses adversaires, sinon les simples citoyens ? J’ai consacré vingt années de ma vie à renforcer le secret qui entoure les prédictions psychohistoriques. Je ne travaillais pas pour la Flotte mais contre moi. J’aidais à rendre inaccessibles les méthodes prévisionnelles dont l’espèce humaine avait hérité. » Il s’exprimait avec amertume. « La prévision doit être placée hors d’atteinte des “voleurs potentiels” – comme vous et moi – qui, par pur “vandalisme”, risqueraient de bouleverser l’avenir qui nous a été tracé. » Une amertume qu’un rire dissipa. « Le pire, c’est que j’ai fait cela avec tant de conviction et d’enthousiasme que je ne pourrais pas venir à bout de mes propres protocoles, même si ma vie en dépendait. »

Toutes les pièces étaient en place. L’hyperseigneur Kikaju Jama savait quel coup lui permettrait de sceller l’alliance qu’il appelait de ses vœux. Il était transporté de joie. Il devait veiller à ne pas brusquer les choses, inviter ce vieux spatial à s’engager dans la voie de la révolution avec diplomatie. Attendre des mois, voire des années, avant d’aborder certains thèmes.

« Vous êtes de toute évidence un fervent partisan d’un gouvernement juste et bon. Mes propres cogitations sur le sujet ne m’ont jamais satisfait. J’aimerais connaître vos conclusions. Quel genre d’institution soutiendriez-vous si nous n’avions pas les psychialistes à notre tête ? »

Le capitaine lui adressa un sourire plein de tristesse. « J’ai découvert que commander un vaisseau pouvait seulement m’apprendre à faire cela au mieux de mes possibilités. En tant que capitaine, j’avais l’impression d’être un psychohistorien. Je décidais de l’avenir de mes hommes en réclamant leur loyauté. Ils exécutaient mes ordres. Mais… ce que j’ai appris se situait à un autre niveau. On ne peut pas établir une analogie entre un équipage et la communauté galactique, pas plus qu’on ne pourrait reconstituer la démarche d’un éléphant en regardant nager un microbe. »

Une comparaison qui le fit rire, comme si c’était ce qu’il avait tenté de faire.

« J’ai cru étendre mes connaissances sur l’exercice du pouvoir à un plus haut niveau, quand j’ai retrouvé les billions d’habitants du système stellaire impérial et que je me suis installé dans les clapiers de Sublime Sagesse. » Son sourire s’adoucit. « J’ai même cru que ma femme me reviendrait ! Si j’ai appris une chose, c’est à m’occuper d’une famille monoparentale et, en tant que maire d’un village sans existence officielle, à instaurer une démocratie qui devrait s’avérer efficace tant que la population n’excède pas un millier de personnes. » Son sourire s’était changé en grimace. « Pendant quatre-vingts millénaires nous avons été conditionnés à survivre au sein d’entités politiques plus importantes mais, pour l’instant, j’en découvre bien peu de preuves dans nos gènes. Ah, les litiges ! »

Kikaju l’écoutait attentivement, mais il trouvait l’incubateur/assembleur aussi fascinant que toute manœuvre destinée à faire profiter les conjurés des connaissances étendues du vieil homme en matière de systèmes de sécurité. Il ne pouvait détacher les yeux du module qui fabriquait les atomos.

Irrité par son inattention, Kargil tirailla sa manche. « Ne pas les quitter des yeux n’accélérera pas leur croissance. Elle sera très rapide, compte tenu du fait que créer un annihilateur d’hydrogène n’est pas aussi facile que reproduire une œuvre d’art antique. Venez. Je ne sais pas comment je réglerais tous les litiges, sans mon robot. Je vous ai parlé de lui ? Suivez-moi, je vais vous le montrer. Il est loin d’être aussi roué qu’un vice-roi impérial, mais c’est le meilleur homme d’État que j’ai gagné à ma cause. Venez ! »

Jama finit par lui emboîter le pas vers un monticule de boîtes empilées avec soin et un torse de bouddha en bronze posé sur un corps d’insecte géant… une créature hybride vêtue d’une tenue à rayures tape-à-l’œil du quatre-vingt-quinzième siècle complétée par des manchettes en dentelle qui gainaient ses six pattes.

« Je vous présente Danny Boy, le garde-fou de ma santé mentale. Il est à l’arrêt, alors ne vous offusquez pas de son impolitesse. En fait, il n’est jamais poli. Il a été programmé avec des lois de la robotique réduites au strict minimum, autrement dit :

« Loi 1 – un robot doit pouvoir réciter vingt mille blagues adaptées au contexte.

« Loi 2 – un robot doit écouter patiemment un humain tant que ledit humain ne s’écarte pas de l’ordre du jour.

« Loi 3 – un robot doit savoir utiliser un maillet.

« Il est notre président pour les réunions démocratiques qui requièrent un quorum. Il garde en mémoire toutes les lois et décisions de notre communauté et il relève tout ce qui les enfreint… en temps réel, croyez-moi. On trouve dans son petit ventre rond ce qu’il y a de mieux en matière de maintien de la discipline. Il s’en tient rigoureusement à l’ordre du jour. Son maillet est un gong qui résonne à l’intérieur de son crâne et intercepte en plein vol, comme par magie, toute pensée étrangère au débat. Le compte rendu de séance est prêt à l’instant où nous la levons et il sort de son arrière-train en étant formaté pour un famfert verbal, car si nous le connectons à une imprimante nous obtenons un message d’erreur incompréhensible. Parfois, ses décisions sont si exaspérantes que nous le déconnectons… mais nous le remettons en marche avant d’avoir défini la syntaxe du deuxième paragraphe d’un amendement impopulaire à une motion sans aucune importance. La plupart du temps, nous faisons contre mauvaise fortune bon cœur. Nous hésitons toujours à l’arrêter parce qu’il lui faut soixante jiffs pour se réinitialiser.

— Un robot président de séance ! Impressionnant ! Ce Danny Boy est-il une antiquité ? »

Jama savait où il aurait pu en vendre des seizaines.

« Il est censé avoir été créé par l’Empereur Hagwith le Roublard, qui avait horreur d’assister à des réunions. Mais Hagwith avait la fâcheuse habitude de faire exécuter les inventeurs pour s’approprier leurs inventions. Ce qui n’est peut-être qu’un mythe inventé par son successeur… et assassin. Je pense personnellement que les entrailles de Danny Boy sont plus anciennes que l’Empire, qu’elles remontent à cette ère mythique où les nains ont forgé les premiers robots. Nous disons pour plaisanter que son système d’exploitation a été écrit là-bas, sur vieille Ther où des malheureux, esclaves de père en fils, tentent toujours de déboguer son code dans les profondeurs d’une caverne. Mais l’important, c’est qu’il fonctionne.

— Sidérant ! s’exclama Jama qui se passionnait pour les antiquités en état de marche. Allez-vous m’en faire une démonstration ?

— Non.

— Non ?

— Il a une forte personnalité, reconnut Kargil, à contrecœur. Du fer animé. Il râle tout le temps. Il est vieux.

— Il a des problèmes ? »

Kargil agita ses six doigts. « Ils ne sont pas insurmontables. Il est fabriqué comme une commode en plastacier. Ses modules logiques sont énormes, presque aussi gros qu’un neurone… Alors, comment voulez-vous qu’ils tombent en rideau ? On pourrait loger une centaine de fams dans sa boîte crânienne. Mais sa stupidité démontre qu’il date de l’Antiquité. Malgré tous ses quantroniques, ses capacités cérébrales ne sont pas plus développées que celles d’un ado privé de fam. Cinquante ou quatre-vingts gigaconnexions, au mieux. Si nous tentions d’étendre ses possibilités en lui adjoignant un fam, il nous adresserait un message d’erreur signalant qu’il vient de détecter un périphérique inconnu. » Kargil rit. « Mais c’est un excellent président de séance.

— Une merveille, même s’il n’a qu’un seul usage. »

Il avait de la valeur malgré cette limitation.

« Un seul usage ? Il sait faire des milliers de choses que nous n’arrivons pas à déterminer : gestionnaire de réseau, détective, il suffit de demander… autant de capacités ajoutées après coup sur des arrière-pensées géniales ! Que dites-vous de sa fonction de moteur de télescope ? Quand nous avons essayé de le connecter à un tel instrument d’optique, il a réclamé un protocole parmi une quarantaine dont nous n’avions jamais entendu parler. Il est comme ça ! Nous l’avons même branché à un afficheur, lorsqu’il a exprimé le désir de communiquer graphiquement avec nous, mais nous avons toujours reçu le message d’erreur 2247 quel que soit le modèle choisi. Inutile de l’interroger pour savoir ce qu’il signifie, il ne le sait pas et nous renvoie au manuel. Quand nous l’avons déniché au marché aux puces, le vendeur le bradait parce qu’il était paralysé au-dessous de la ceinture. Nous l’avons amputé de ses jambes pour le fixer sur sa plate-forme hexapode actuelle. Je passerai sous silence l’avalanche de messages d’erreur ! Il râle tout le temps. Mais nous lui avons finalement appris à se servir de ses pattes, pour lui permettre de se déplacer. Ce qu’il fait le mieux, c’est parler ! Il a un mode philosophique qu’il vaut mieux ne jamais activer. Il gouvernerait la Galaxie, s’il en avait la possibilité ; pour l’éternité, s’il disposait de pièces de rechange. Il ne manque pas d’ego.

— Un robot mégalo ! »

Le nanomécanicien tapota la tête de son bouddha à pattes d’insecte. « Vous ne trouverez pas une once de modestie dans ce bloc de métal. Il porte même un jugement critique sur le choix de nos chapeaux ! Je le crois, lorsqu’il dit qu’il a été le Premier ministre de l’Empereur Hagwith. Je ne sais pas s’il a fait du bon travail, à l’époque. Il pense bizarrement, avec des zéros et des uns. Pour Danny Boy, tout est vrai ou faux. Les contradictions le dépassent. Lorsqu’il s’enlise dans nos antinomies, lors d’une réunion, il pique une crise. Il est incapable de s’extirper du moindre paradoxe et il nous intime d’en venir à bout le plus rapidement possible ! Il n’a pas un électron de subtilité dans ses circuits mais il est adorable parce qu’il nous ferait croire que la démocratie parlementaire est aussi simple que l’esprit d’un politicien !

— Donc, et malgré votre amertume, vous êtes resté un véritable républicain ! C’est remarquable ! »

Kargil n’avait pas perdu sa bonne humeur inébranlable. « Modérez votre enthousiasme. Je crains que Danny Boy ne soit le seul à mériter ce qualificatif. Je n’ai même pas encore adhéré à la démocratie représentative, mais j’ai autrefois calculé combien de siècles seraient nécessaires pour faire adopter une loi d’une page dans un parlement galactique de cent millions d’élus représentant une circonscription d’un milliard d’électeurs. Il faudrait au moins un millénaire pour renouveler un gouvernement galactique démocratiquement élu… en présumant que tous soient immédiatement d’accord sur les résultats des élections, sans que quelqu’un impose de recompter un trillion de voix en utilisant des méthodes différentes ! Ça vous semble familier ? Mille ans de Moyen Âge qui s’écoulent pendant que nous nous débarrassons des politiciens corrompus ! Encore une question d’échelle. La rapidité est inversement proportionnelle à la taille. Une petite chose va vite. Une Galaxie est très lente. Vous voulez connaître ma conclusion ? Elle est très simple : chaque fois que le nombre de citoyens double, il faudrait inventer une nouvelle forme de gouvernement. Ce qui est valable pour une population d’une importance donnée cesse de l’être avec la suivante. Insister est inutile.

— Vous feriez un excellent chef révolutionnaire, dit songeusement l’hyperseigneur en emboîtant le pas à Kargil. Vous êtes naturellement conscient d’en posséder toutes les qualités. Un groupe opposé à une organisation qui se fonde sur le secret aurait besoin d’un homme capable d’employer les mêmes armes qu’elle.

— Vous parlez de révolution ? Ne prononcez jamais ce mot ! L’Empire a des oreilles ! Et je désire construire, pas détruire ! À quoi cela servirait-il ?

— Puis-je agiter sous votre nez un appât irrésistible ? »

Kargil fut sidéré par son audace. « Vous essayez de m’acheter ? Hors de chez moi, dandy à la tenue trop recherchée ! »

Il se fit aussitôt menaçant.

Jama se tassa pour prendre un air de chien battu, de victime. « En vérité, mon ami, de tels coups portés contre mon ego fragile sont à la fois inutiles et indignes d’un gentleman. »

Très habile pour feindre d’être outragé, Jama n’était aucunement perturbé par la colère de Kargil. Il savait que l’emportement constituait l’ultime protection d’un rempart sur le point de céder. « Vous me demandez à quoi cela pourrait servir ? Pourquoi… » Il sourit. « Mais dans le même dessein que les pirates, voyons ! Nous sautons sur leur vaisseau où nous sommes retenus par nos semelles magnétiques pendant que nous faisons fondre la coque pour subtiliser aux riches le secret de la psychohistoire afin de le partager avec les pauvres.

— Subtiliser la psychohistoire ?

— Évidemment.

— C’est ridicule ! Les psychialistes ont préservé leur secret… Combien de temps, deux millénaires et demi ? Votre arraisonnement impulsif est synonyme d’ineptie ! Les psychialistes ont des siècles d’avance sur toutes vos pensées ou actions ! S’opposer à eux relève du suicide. Comment forceriez-vous leurs systèmes de sécurité ? »

Jama sut qu’il avait remporté la partie. Il avait défié Kargil de trouver la clé de ses propres protocoles inviolables afin de s’emparer d’une chose suffisamment précieuse pour balayer tous ses scrupules. Il ne lui restait plus qu’à faire passer le capitaine de la colère à l’action.

« Pensez en militaire. Suis-je stupide au point de suggérer de les attaquer de front, face à leurs armes les plus puissantes ? Non, il faut saper furtivement leur forteresse là où elle est la plus vulnérable. Et quelle est leur faiblesse ? Vous avez dit vous-même que c’est le secret. Ils redoutent de perdre leur puissance si leurs méthodes de prédiction sont révélées au commun des mortels. Il faut porter un coup là où ils sont fragilisés ! Découvrir leurs noms secrets les rendra impuissants, comme dans ces vieilles histoires de magie. »

Kargil riait. « Je vais devoir activer Danny Boy pour qu’il vous rappelle à l’ordre avec son maillet !

— Réfléchissez. Les formes de vol sont innombrables. Le Fondateur était-il un dieu, pour que nul autre que lui ne puisse déterminer les principes de la psychohistoire ? Pensez-y ! Il est de nos jours devenu presque impossible de faire breveter une invention, non à cause des lois mais des circonstances. Les créations les plus abstruses sont simultanément dupliquées et déposées en un millier d’endroits différents. La Galaxie est si vaste que plusieurs personnes y font indépendamment les mêmes découvertes. Reconstituer un secret est le moyen le moins onéreux – et, sur un plan militaire, le moins dangereux – de remporter une victoire écrasante quand toutes les probabilités sont défavorables.

— Vous comparez la trouvaille du Fondateur à un simple gadget ? »

Jama était amusé de voir Kargil indigné par ce blasphème. Même ceux qui critiquaient les psychialistes avaient un respect quasi religieux pour le Fondateur. Contester le caractère unique de ses idées était au sein de cette culture aussi choquant que contester l’existence des atomes. Jama répondit sur un ton apaisant : « Pourriez-vous me dire pourquoi l’avènement de la psychohistoire est si différent du perfectionnement d’une machine ? Concevoir un nouveau mécanisme est parfois long et difficile. Il a fallu à une culture spatiopérégrine du secteur de Sirius dix millénaires pour réunir toutes les pièces nécessaires à la fabrication d’un hyperpropulseur – une invention absolument sidérante – mais qui n’était pas attribuable à un seul homme. »

Il laissa à son interlocuteur un temps de réflexion puis ajouta : « Pourquoi quarante-huit millénaires d’évolution sociale ont-ils suivi l’invention de l’hyper propulsion avant que les germes du premier Empire ne s’enracinent ? La sagesse n’est exploitable que lorsqu’elle a mûri. Kambal Ier était certainement un génie, l’égal du Fondateur. Mais songez à la tradition sur laquelle il a érigé son Empire ! La science et le sens du commerce sans pareil de Sublime Sagesse, voilà les piliers des institutions. Le premier Empire aurait-il résisté si longtemps s’il n’avait pas utilisé une forme primitive de psychohistoire à un niveau intuitif ? »

Jama leva l’index de façon dramatique, avant de continuer : « Le Fondateur a dû quant à lui puiser dans la sagesse accumulée pendant douze millénaires de bureaucratie impériale. Il a su séparer les protéines de la balle, condenser des lustres de vagues principes disséminés en une théorie assez concise pour devenir utilisable. Dire que la psychohistoire a jailli des profondeurs de son esprit est une ineptie ! Il a simplement été un grand codificateur. Et les éléments du puzzle sont toujours éparpillés devant nos yeux, comme à l’époque devant les siens, à la disposition de celui qui les rassemblera !

— C’est un blasphème. »

Kargil arborait le sourire espiègle d’un enfant qui reprochait à un adulte de lui avoir appris un gros mot qu’il s’apprêtait à répéter.

« Nos fams font de nous les égaux intellectuels du Fondateur… mais nous sommes emportés dans un tel tourbillon d’extensions de nos capacités mentales que nous n’en avons même pas conscience ! Subtilisons ce qui peut l’être, sans oublier qu’il est possible de redécouvrir tout ce qui est protégé. Il y a plus de gemmes enfouies dans la terre qu’il n’y en a jamais eu dans la salle au trésor verrouillée et placée sous bonne garde d’un vice-roi. »

Kargil allait l’interrompre, mais Jama le prit de vitesse.

« Pourquoi les recherches mathématiques actuelles s’enlisent-elles ainsi, hors des Lyceums des psychialistes ? Hm ? N’est-ce pas parce qu’il serait dangereux pour eux d’inclure une renaissance de cette discipline dans l’avenir qu’ils nous réservent ? Je parierais mon chapeau qu’une étude des données qui ont été effacées des archives galactiques nous fournirait de précieux indices sur les méthodes analytiques qu’il faudrait employer. Si une flotte ennemie disparaissait mystérieusement de sa position connue, n’en déduirions-nous pas les intentions de son amiral ? Nous devons pour cela recruter des mathématiciens ! »

Kargil avait trouvé comment interrompre son flot de paroles. « Pourquoi vous habillez-vous comme ça ?

— Par pure vanité. »

La logique soigneusement bâtie de l’hyperseigneur dérailla pendant qu’il époussetait son col et s’assurait que la couture de ses bas était bien droite.

« Pourquoi devrais-je la dissimuler ? Elle donne une image fausse de ma personne. Que pourrais-je demander de plus ? Classé en tant que simple matricule dans un fichier qui ne correspond pas à ma catégorie, je me perds dans les actes de millions de dandys inoffensifs qui n’ont jamais eu la moindre pensée révolutionnaire. Ceux qui croient pouvoir juger un homme à la façon dont il s’habille sont faciles à berner. Tromper les gens satisfait ma vanité tout autant qu’un jabot de dentelle osarienne parfumé.

— Pardonnez-moi si je consacre quelques veilles à approfondir vos arguments.

— Si vous embrassez la cause du combat contre la tyrannie, vous feriez mieux d’utiliser ce temps à concevoir une organisation secrète qui n’a pas besoin des oripeaux de clown que je porte pour passer inaperçue. »

Ils rirent puis interrompirent leur veille pour aller se coucher, le capitaine dans sa cabine et l’hyperseigneur dans un lit d’enfant sous des représentations faiblement luminescentes de soleils… géantes rouges joyeuses et étoiles bleues bougonnes, naines dorées affairées. Il partagea ce lit avec un animal en peluche aux nombreuses pattes capable de soutenir une conversation semi-intelligente lorsqu’on appuyait sur certaines parties de son anatomie et qu’on commettait l’imprudence de répondre au grain de sable qui lui tenait lieu de cerveau.

En sous-vêtements voyants et son bonnet rose perché sur la tête de l’animal en peluche, l’hyperseigneur entama avec lui une conversation murmurée. Il lui confia, par de simples allusions, qu’il rêvait de s’aventurer parmi les mondes de la Périphérie – plus particulièrement Zurnl – pour y trouver la preuve de la plus grande des tromperies. Il précisa à la peluche que le prince qui connaissait les mensonges de son ennemi disposait des clés de son royaume. Pour être invulnérable, il ne fallait jamais s’écarter de la vérité, même quand un Cloun l’Obstiné jaillissait hors de sa boîte. Ce qui était naturellement impossible. Jama mentait tout le temps… mais pour une juste cause : la sienne. Il aimait vivre dangereusement.

Psychohistoire en péril, I
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